jeudi 13 septembre 2012

LA FIN (fin)

"J'étais bien dans le canot, je dois le dire. Mon couvercle s'ajustait si bien que je dus y percer un trou. Il ne faut pas fermer les yeux, il faut les laisser ouverts dans le noir, telle est mon opinion. Je ne parle pas du sommeil, je parle de ce qu'on appelle je crois l'état de veille. D'ailleurs je dormais très peu à cette époque, je n'avais pas envie, ou j'avais trop envie, je ne sais pas, ou j'avais peur, je ne sais pas. Allongé sur le dos je ne voyais rien, sinon vaguement, juste au-dessus de ma tête, à travers des fentes minuscules, le jour gris de la remise. Ne rien voir du tout, non, c'est trop. J'entendais sourdement les cris des mouettes qui s'affairaient tout près, autour de la bouche  des égouts. Dans un bouillon- nement jaunâtre, si j'avais bonne mémoire, les immondices s'unissaient au fleuve, les oiseaux tourbillonnaient au-dessus, en braillant de faim et de colère. J'entendais le clapotement de l'eau contre l'embarcadère, contre la rive, et l'autre bruit, si différent, de l'ondulation libre, je l'entendais aussi. Moi-même, quand je me déplaçais, j'étais moins bateau qu'onde, à ce qu'il me semblait, et mes stases étaient celles des remous. Cela peut sembler impossible. La pluie aussi, je l'entendais souvent, il pleuvait souvent. Parfois une goutte, traversant le toit de la remise, venait exploser sur moi. Tout cela faisait plutôt liquide. Le vent y joignait sa voix, c'est entendu, ou plutôt celles si variées de ses jouets. Mais qu'est-ce que c'est ? Bruissements, hurlements, gémissements et soupirs. Ce que j'aurais voulu, c'étaient des coups de marteau, pan, pan, pan, frappés dans le désert. Je pétais, c'est une affaire entendue, mais difficilement sec, cela sortait avec un bruit de pompe, se fondait dans le grand jamais. Je ne sais combien de temps je restai là. J'étais bien dans ma boîte, je dois le dire. Il me semblait que j'avais acquis de l'indépendance dans les dernières années. Qu'on ne vînt plus, qu'on ne pût plus venir, me demander si j'allais bien et n'avais besoin de rien, cela ne me faisait plus guère de peine. J'allais bien, mais oui, parfaitement, et la peur d'aller plus mal ne se faisait guère sentir. Quant à mes besoins, ils s'étaient en quelque sorte réduits à mes dimensions et, sous l'angle de la qualité, tellement raffinés que tout secours était exclu, à ce point de vue-là. Me savoir être, quelque faiblement et faussement que ce fut, en dehors de moi, cela avait eu autrefois le don de me toucher. On devient sauvage, c'est forcé. C'est à se demander parfois si on est sur la bonne planète. Même les mots vous lâchent, c'est tout dire"...

Achevé d'imprimer le 20 janvier 1974 sur les presses de l'imprimerie Floch à Mayenne

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