vendredi 14 septembre 2012

LA CASSEROLE ROUGE (8)

C'était l'été. Les travaux au château de Méry avançaient à un rythme soutenu. Francis recevait régulièrement des nouvelles de sa famille et en donnait en retour, s'attachant à ne pas faire transparaître son attachement grandissant pour son nouveau travail. Il n'avait pas le mal du pays et n'en était ni surpris, ni content car cet exil provisoire n'était, quand il survint, ni à craindre, ni à espérer. Pour lui, cela s'apparentait à une expérience imprévue, de celles qu'on fait à trente ans ou qu'on ne fait jamais. Le point sensible restait la séparation d'avec son premier enfant, né trois mois avant son départ pour l'usine à bois de Montagny Prouvaire. Sa femme Esther lui donnait de bonnes nouvelles du petit. Depuis le mois d'avril, l'emploi du temps de Francis avait progressivement glissé d'une semaine sur deux à Méry à deux semaines sur trois, voire trois sur quatre. À l'usine, la demande était moindre et quelques hommes arrivés en octobre étaient repartis à Levier, soulagés de retrouver leur famille, même si l'année 1890 s'annonçait incertaine. Le jour du 14 juillet, Francis déjeunait sur l'herbe à Chaponval avec son collègue Jacques. Il était un peu triste de ne pas être chez lui pour le premier anniversaire de son fils. Alors que les deux amis fumaient leur pipe à l'ombre d'un cerisier, ils virent passer un homme au visage pâle et émacié, vêtu d'une chemise écrue pleine de taches, rentrée dans un pantalon sans forme, lui-même serré à la ceinture avec une cordelette brune. En bandoulière, il portait un grand sac de jute duquel dépassaient un chevalet et une toile sur cadre. Il marchait vite, sans détourner le regard. Ils le virent disparaître derrière une élévation du chemin, avant de renaître au loin, minuscule rongeur grattant l'échine du bois. « C'est le peintre solitaire » dit Jacques. « On n'est jamais seul dans les champs et dans les bois », répondit Francis.

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