dimanche 26 août 2012

L'EXPULSÉ

"Je me mis en route. Quelle allure. Raideur des membres inférieurs, comme si la nature m'avait refusé des genoux, écart extraordinaire des pieds de part et d'autre de l'axe de la marche. Le tronc, en revanche, comme par l'effet d'un mécanisme compensatoire, avait la mollesse d'un sac négligemment rempli de chiffes et ballottait éperdument selon les imprévisibles saccades du bassin. J'ai souvent essayé de corriger ces défauts, de raidir le buste, de fléchir le genou et de ramener les pieds les uns devant les autres, mais cela finissait toujours de la même manière, je veux dire par une perte d'équilibre, suivie d'une chute. Il faut marcher sans penser à ce qu'on fait, comme on soupire, et moi quand je marchais sans penser à ce que je faisais je marchais comme je viens de le dire, et quand je commençais à me surveiller je faisais quelques pas d'assez bonne facture et puis je tombais. J'ai pris donc le parti de me laisser aller. Ce port est dû, à mon avis, tout au moins en partie, à certain penchant dont je n'ai jamais pu entièrement me délivrer et dont mes années impressionnables, celles qui président à la confection du caractère, ont naturellement fait les frais, je parle de la période qui s'étend, à perte de vue, entre les premiers trébuchements, derrière une chaise, et la classe de troisième, terme de mes humanités. J'avais donc la fâcheuse habitude, ayant compissé ma culotte, ou l'ayant conchiée, ce qui m'arrivait assez régulièrement au début de la matinée, vers dix heures dix heures et demie, de vouloir absolument continuer et achever ma journée, comme si de rien n'était. La seule idée de me changer, ou de me confier à maman qui ne demandait pourtant qu'à m'aider, m'était intolérable, je ne sais pourquoi, et jusqu'à mon coucher je me traînais, avec entre mes petites cuisses, ou plaqué à mes fesses, brûlant, croustillant et puant, le résultat de mes débordements. D'où ces mouvements précautionneux, raides et largement évasés des jambes et ce balancement désespéré du buste, destiné sans doute à donner le change, à faire croire que j'étais sans soucis, plein de gaîté et d'entrain, et à rendre vraisemblables mes explications au sujet de ma rigidité de base, que je mettais sur le compte de rhumatismes héréditaires. Mon ardeur juvénile, dans la mesure où j'en avais, s'y usa, je devins aigre, méfiant, un peu avant l'heure, fervent de la cachette et de la station horizontale"...

Achevé d'imprimer le 20 janvier 1974 sur les presses de l'imprimerie Floch à Mayenne

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