JE SUIS NOMBREUSE (3)
La longue vie d'une rondelle
J’ai passé toute mon enfance dans un atelier.
Quand je dis toute mon enfance, je veux dire toutes ces
années lentes, décrivant de larges cercles autour de ma naissance, ancrées
dans mes rêves, amarrées à mon port d’apache, enfouies dans mes fibres, gravées
sur mon corps. Regardez mon bras.
Ici une cicatrice signée par une perceuse, une autre à côté sculptée à la scie,
mon père me laissait faire, il était un peu fou.
Quand je dis un peu fou, je veux dire qu’il avait… franchi des
frontières, qu’il avait dépassé les limites du normal. Quel père oserait
laisser, s’il n’était pas un peu fou, sa fille de six ou sept ans se servir de sa scie ?
Quand je dis scie, je veux dire scie, marteau, rabot, lime, tournevis, taraudeuse et pied à
coulisse, équerre et traceur, poinçon et coupe-net.
Quand je dis coupe-net, je veux dire que tout, le matin du
9 juillet 1975, tout s’est coupé net. Mon père était tourneur. Je voulais faire comme lui. Mais
après sa mort, j’ai voulu tout oublier.
Quand je dis tout oublier, je veux dire que plus jamais je
ne suis retournée dans son atelier. Ma vie a changé, changé du tout au tout. Il ne me reste de
ce temps qu’une petite rondelle, en acier chromé, que je porte au cou. Je
l’avais faite moi-même. Et chaque fois
que je chante, sur toutes les scènes, dans chaque pays, je la sens brûler
sur ma peau. Et je chante, et je chante, jusqu’à avoir la tête qui tourne. Je
suis devenue une derviche tourneuse.
Quand je dis tourneuse, je ne veux rien dire de plus.