mercredi 10 août 2016

JOURS INTRANQUILLES À AUVERS (6)

Lettre à Théo  (3 juin 1890)

Mon cher Théo,
Déjà depuis plusieurs jours, j'aurais désiré t'écrire à tête reposée, mais ai été absorbé par le travail. Ce matin arrive ta lettre, de laquelle je te remercie et du billet de 50 francs qu'elle contenait. Oui je crois que pour bien des choses il serait bien que nous fussions encore ensemble tous ici pour une huitaine de tes vacances, si plus longtemps n'est pas possible. Je pense souvent à toi, à Jo et au petit, et je vois que les enfants ici au grand air sain ont l'air de bien se porter. Et pourtant c'est déjà ici aussi difficile assez de les élever, à plus forte raison est-ce plus ou moins terrible à de certains moments de les garder sains et saufs à Paris dans un quatrième étage. Mais enfin il faut prendre les choses comme elles sont. M. Gachet dit qu'il faut que père et mère se nourrissent bien naturellement, il parle de prendre deux litres de bière par jour, etc., dans ces mesures là. Mais tu feras certes avec plaisir plus ample connaissance avec lui et il y compte déjà, en parle toutes les fois que je le vois, que vous tous viendrez. Il me paraît certes aussi malade et ahuri que toi ou moi, et il est plus âgé et il a perdu il y a quelques années sa femme, mais il est très médecin et son métier et sa foi le tiennent pourtant. Nous som- mes déjà très amis et par hasard il a connu encore Brias de Montpellier et a les mêmes idées sur lui que j'ai, que c'est quelqu'un d'important dans l'histoire de l'art moderne.
Je travaille à son portrait, la tête avec une casquette blanche, très blonde, très claire, les mains aussi à carnation claire, un frac bleu et un fond bleu cobalt, appuyé sur une table rouge, sur laquelle un livre jaune et une plante de digitale à fleurs pourpres. Cela est dans le même sentiment que le portrait de moi que j'ai pris lorsque je suis parti pour ici.
M. Gachet est absolument fanatique pour ce portrait et veut que j'en fasse un de lui, si je peux, absolument comme cela, ce que je désire faire aussi. Il est maintenant aussi arrivé à comprendre le dernier portrait d'Arlésienne, dont tu en as un en rose ; il revient lorsqu'il vient voir les études tout le temps sur ces deux portraits et il les admet en plein, mais en plein, tels qu'ils sont.
J'espère t'envoyer un portrait de lui bientôt. Puis j'ai peint chez lui deux études que je lui ai données semaine passée, un aloès avec des soucis et des cyprès, puis dimanche dernier des roses blanches, de la vigne et une figure blanche là-dedans.
Je ferai très probablement aussi le portrait de sa fille qui a dix-neuf ans, et avec laquelle je me figure aisément que Jo sera vite amie. Alors je m'en fais une fête de faire les portraits de vous tous en plein air : le tien, celui de Jo et celui du petit.
( à suivre )

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire