mercredi 22 juin 2016

JOURS INTRANQUILLES À AUVERS (2)

Lettre à Théo et Jo  (21 mai 1890)

Mon cher Théo et chère Jo,
Après avoir fait connaissance avec Jo, il me sera désormais difficile d'écrire à Théo seul, mais Jo me permettra - j'espère - d'écrire en français, parce qu'après deux ans dans le Midi, réellement je crois ainsi mieux vous dire ce que j'ai à dire. Auvers est bien beau, beaucoup de vieux chaumes entre autres, ce qui devient rare. J'espérais donc qu'en faisant quelques toiles de cela bien sérieusement, il y aurait une chance de rentrer dans les frais du séjour - car réellement c'est gravement beau, c'est de la pleine campagne caractéristique et pittoresque.
J'ai vu M. le Dr Gachet, qui a fait sur moi l'impression d'être assez excentrique, mais son expérience de docteur doit le tenir lui-même en équilibre en combattant le mal nerveux, duquel certes il me paraît attaqué au moins aussi gravement que moi. Il m'a piloté dans une auberge où l'on demandait 6 francs par jour. De mon côté j'en ai trouvé une où je payerai 3 fr 50 par jour. Et jusqu'à nouvel ordre je crois devoir y rester. Lorsque j'aurai fait quelques études, je verrai s'il y aurait avantage à changer, mais cela me paraît injuste, lorsqu'on veut et peut payer et travailler comme un autre ouvrier, d'avoir à payer quand même le double presque, parce que l'on travaille à de la peinture. Enfin je commence par l'auberge à 3 fr 50.
Probablement tu verras le Dr Gachet cette semaine - il a un très beau Pissarro, hiver avec maison rouge dans la neige, et deux beaux bouquets de Cézanne. Aussi un autre Cézanne, du village. Moi à mon tour je veux volontiers, très volontiers donner ici un coup de brosse. J'ai dit à M. le Dr Gachet que pour 4 francs par jour je trouverais l'auberge indiquée par lui préférable, mais que 6 était 2 francs trop cher pour les dépenses que je fais. Il a beau dire que j'y serai plus tranquille, assez c'est assez. La maison à lui est pleine de vieilleries noires, noires, noires, à l'exception des tableaux d'impressionnistes nommés. L'impression qu'il a faite sur moi n'est pas défavorable. Causant de la Belgique et des jours des anciens peintres, sa figure raidie par le chagrin redevient souriante, et je crois bien que je resterai ami avec lui et que je ferai son portrait. Puis il me dit qu'il faut beaucoup travailler hardiment, et ne pas du tout songer à ce que j'ai eu.
Que je suis content d'avoir vu Jo et le petit et ton appartement, qui certes est mieux que l'autre. Vous souhaitant bonne chance et santé et espérant vous revoir sous bien peu, bonnes poignées de main,
                                                                                                                    Vincent

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