Ton père n'avait rien de sévère mais il pouvait parfois piquer des
colères
noires, on l'entendait jurer, bordel de dieu de nom de dieu, comme un
coup de
tonnerre dans un ciel bleu de mer, il était parti à la guerre et tout de
suite
fait prisonnier, envoyé au stalag, il avait travaillé dans une ferme
autrichienne, le soir il rentrait dans les baraquements, où il
retrouvait
Pierre, Vincent, Paul et les autres, c'est comme ça qu'il avait appris à
couper
les cheveux, il n'est resté de tout ce
temps que deux ou trois photos, des petits carrés de réalité aux bords
tout
crantés, ils se tenaient par les épaules,
regardant bien en face leur copain photographe, comment s'appelait
celui sur sa droite, un grand costaud
foncé de peau qui rendait ton père presque inexistant, un bonhomme
rikiki à côté d'un géant, que tu as vu un jour venir, avec sa femme, en
4 CV Renault, il devait se
plier en quatre pour se mettre au volant, il riait comme la Terre qui
tremble,
tu les revois se raconter devant un verre, c'était la fête à la maison, tu te souviens aussi avoir fait ce voyage
tout au fond de l'Autriche, avec toute ta famille, vous y aviez passé
une nuit, tu lisais dans les yeux de ces vieux paysans, qui avaient
accueilli
ton père, de la reconnaissance, la même qui brillait dans ceux de ton
père, aucun d'eux ne parlait, à peine quelques mots
dans une langue franchienne, guten jour et bonne nacht, tu te revois
dans
la voiture, sur la banquette arrière, entre ton grand frère et ta petite
sœur, en
train de demander « Mais eux, papa, dis-moi, ils n'étaient pas méchants ? Non, ils étaient gentils, j'ai eu beaucoup de chance » « Toi regarde
ta route ! » tranchait ma mère
devant (elle criait beaucoup à cette
époque-là) « Et vous trois là
derrière, arrêtez de vous tortiller ! » Tu revois ce petit carnet, un
petit carnet vert, tu l'avais découvert
au fond d'une boîte en fer, ton père y écrivait ses premières
impressions en rentrant de la guerre, il n'était pas de suite revenu au
pays,
il avait travaillé en Suisse, comme coiffeur, à Délémont, à Porrentruy, il
avait eu envie d'élargir
l'horizon, cinq ans de sa jeunesse passés en rétention l'avaient rendu
plus
exigeant, plus assoiffé d'ailleurs. Il écrivait à son retour que ses
parents avaient vieilli, son père
était parti avant votre naissance, déglingué par la guerre de 14, et sa mère, votre grand-mère, que vous avez connue aveugle et diabétique, souviens-t'en, souviens-t'en...
( à suivre )
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire