lundi 4 janvier 2016

AUTOUR DE LA MAISON  (9)

Ton père n'avait rien de sévère mais il pouvait parfois piquer des colères noires, on l'entendait jurer, bordel de dieu de nom de dieu, comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu de mer, il était parti à la guerre et tout de suite fait prisonnier, envoyé au stalag, il avait travaillé dans une ferme autrichienne, le soir il rentrait dans les baraquements, où il retrouvait Pierre, Vincent, Paul et les autres, c'est comme ça qu'il avait appris à couper les cheveux, il n'est resté de tout ce temps que deux ou trois photos, des petits carrés de réalité aux bords tout crantés, ils se tenaient par les épaules, regardant bien en face leur copain photographe, comment s'appelait celui sur sa droite, un grand costaud foncé de peau qui rendait ton père presque inexistant, un bonhomme rikiki à côté d'un géant, que tu as vu un jour venir, avec sa femme, en 4 CV Renault, il devait se plier en quatre pour se mettre au volant, il riait comme la Terre qui tremble, tu les revois se raconter devant un verre, c'était la fête à la maison, tu te souviens aussi avoir fait ce voyage tout au fond de l'Autriche, avec toute ta famille, vous y aviez passé une nuit, tu lisais dans les yeux de ces vieux paysans, qui avaient accueilli ton père, de la reconnaissance, la même qui brillait dans ceux de ton père, aucun d'eux ne parlait, à peine quelques mots dans une langue franchienne, guten jour et bonne nacht, tu te revois dans la voiture, sur la banquette arrière, entre ton grand frère et ta petite sœur, en train de demander « Mais eux, papa, dis-moi, ils n'étaient pas méchants ? Non, ils étaient gentils, j'ai eu beaucoup de chance » « Toi regarde ta route ! » tranchait ma mère devant (elle criait beaucoup à cette époque-là) « Et vous trois là derrière, arrêtez de vous tortiller ! » Tu revois ce petit carnet, un petit carnet vert, tu l'avais découvert au fond d'une boîte en fer, ton père y écrivait ses premières impressions en rentrant de la guerre, il n'était pas de suite revenu au pays, il avait travaillé en Suisse, comme coiffeur, à Délémont, à Porrentruy, il avait eu envie d'élargir l'horizon, cinq ans de sa jeunesse passés en rétention l'avaient rendu plus exigeant, plus assoiffé d'ailleurs. Il écrivait à son retour que ses parents avaient vieilli, son père était parti avant votre naissance, déglingué par la guerre de 14, et sa mère, votre grand-mère, que vous avez connue aveugle et diabétique, souviens-t'en, souviens-t'en...
( à suivre )

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