mardi 22 juillet 2014

Quand la patronne fait des courses, c'est son cousin qui la remplace au comptoir. Il s'appelle Adolphe. J'ai commencé à le regarder en m'asseyant et j'ai continué parce que je ne pouvais pas tourner la tête. Il est en bras de chemise, avec des bretelles mauves; il a roulé les manches de sa chemise jusqu'au-dessus du coude. Les bretelles se voient à peine sur la chemise bleue, elles sont tout effacées, enfouies dans le bleu, mais c'est de la fausse humilité : en fait, elles ne se laissent pas oublier, elles m'agacent par leur entêtement de moutons, comme si, parties pour devenir violettes, elles s'étaient arrêtées en route sans abandonner leurs prétentions. On a envie de leur dire : « Allez-y, devenez violettes et qu'on n'en parle plus. » Mais non, elles restent en suspens, butées dans leur effort inachevé. Parfois le bleu qui les entoure glisse sur elles et les recouvre tout à fait : je reste un instant sans les voir. Mais ce n'est qu'une vague, bientôt le bleu pâlit par places et je vois réapparaître des îlots d'un mauve hésitant, qui s'élargissent, se rejoignent et reconstituent les bretelles. Le cousin Adolphe n'a pas d'yeux : ses paupières gonflées et retroussées s'ouvrent tout juste un peu sur du blanc. Il sourit d'un air endormi; de temps à autre, il s'ébroue, jappe et se débat faiblement, comme un chien qui rêve.

Jean-Paul Sartre / La nausée - BRODARD ET TAUPIN IMPRIMEUR-RELIEUR - Dépôt légal n°3784, 2ème trimestre 1964.

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