lundi 26 novembre 2012

L'oncle Robert. Je n'ai pas le souvenir de l'avoir jamais rencontré, mais j’ai gardé celui de son portrait, une photo en noir et blanc prise de trois quarts, dans le style classique du studio Harcourt. L’image était sous verre dans un cadre posé sur le poste de TSF chez nos grands-parents, au coin de la bibliothèque derrière le fauteuil Morris. Un haut lieu de notre enfance en appartement. Le poste de radio tout en angles et en plastique marron et ivoire trônait sur un guéridon dans l’angle de la pièce. Il émettait tous les samedis soir une pièce policière que notre grand-père n'aurait manquée pour rien au monde. Un petit signal étoilé vert fluo indiquait la qualité de la réception en s’ouvrant plus ou moins comme un œil de chat. Dans la bibliothèque, un meuble finement sculpté dans un style baroque bourgeois, régnait l’ordre, à défaut de luxe et de volupté. Un tabernacle des arts académiques excluant toute modernité, où l’on cherchait ce qui ne s’y trouvait pas, mais qui pouvait servir de tout autre chose qu’un lieu dédié à la lecture. D’instrument de musique par exemple, en tournant ses deux colonnes torsadées qui produisaient alors un son strident proche de celui de la longue corne des bergers suisses, en plus aigu. De miroir déformant avec ses vitres en verre soufflé. Quant au fauteuil Morris, c'était un magnifique spécimen de cabane-cachette. Son dos était inclinable sur une barre horizontale qu'on pouvait déplacer sur une série de crochets disposés à l’arrière des accoudoirs en bois verni. Ce système, ludique en soi, présentait un double avantage. Celui d’une indéniable innovation qui lui était conférée par la maniabilité et la robustesse du système barre et crochets métalliques, et celui d’une cabane intemporelle, car l’arrière du fauteuil servait de réceptacle à un repose-pied qui en position repliée laissait de la place pour occuper l’endroit. On pouvait donc y garder toutes sortes de trésors de guerre pris à l’ennemi d’alors, l’ennui. Tout objet, précieux ou non à nos yeux, pouvait se retrouver un jour dans cette minuscule caverne d’Ali Baba. Dans le dos de Morris transitèrent les frets les plus variés, gâteaux secs, bonbons ou caramels, journaux, cartes postales du temps présent en cours d’étiolement, catalogues de Manufrance, voitures ou chevaux de course en déshérence. Tous objets craignant la lumière trop vive du rigorisme ménager de notre grand-mère et qui devaient être prudemment soustraits à sa vue. Pour cela, nous avions les coussins violets. Quelques gros coussins de velours qui avaient perdu leur éclat et sentaient la poussière, mais avaient un pouvoir d’occultation remarquable. Un de chaque coté du fauteuil et la nuit tombait chez Morris. Comble de l’utilitarisme, ils pouvaient transporter l’occupant de Morris directement du monde du réel au monde des rêves, par le seul pouvoir hypnotique de leurs rayures jaunes bordées de noir sur fond violet, telle une grosse guêpe posée sur une digitale dans la forêt à la tombée du jour. Et un demi-siècle plus loin dans l’espèce tant décriée d’espace-temps qui nous tient lieu de liquide amniotique extra-utérin, quand le manque de quiétude se fait sentir telle une contracture de la pensée, le calme revient à l’évocation du gros fauteuil docile ... Peace, peace, Morris is not dead, he does not sleep, he has just awakened from the dream of the purple flower near the screaming columns...  © D.O.Goldman, 2007

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire