mercredi 25 janvier 2012

NAPOLÉON EN HAILLONS (6)

Mon savon est une écorce de pin que Rod Runner - c'est ainsi qu'on l’appelle en raison de son endurance physique hors du commun - m’a rapportée il y a quelques années de la forêt de Bavella. Elle est épaisse et dense comme de l'ébène, mais légère comme une pierre ponce. Un goût insolite de champignons aux herbes du maquis, avec un reste en bouche de poudre à canon. Rod m'avait dit quelques mots de ce bel arbre, baptisé pin Napoléon par les insulaires, mais je ne me rappelle pas ce qui faisait sa particularité. Sans doute encore un truc pour touristes. Je l’avais dans ma trousse depuis si longtemps que mon emploi du temps quotidien semblait lié à la présence de mon savon à barbe. À l'origine, le fameux morceau d'écorce mesurait environ 36 cm de long sur 9 de large et je l'avais morcelé pour en rationaliser l'emploi. Je me trouvais alors à la tête d'une collection de 24 spécimens de 4,5 x 3 cm. Ce n'est qu'après en avoir consommé cinq que je réalisai le potentiel énorme de ce bois-là en matière de santé physique et mentale. Les dix-neuf languettes restantes firent donc l'objet d'un plan triennal très rigoureux, Rod m'ayant affranchi sur la date de son prochain séjour en Corse. Rod désignait ainsi ce bois car l'usage que j'en faisais lui rappelait le cérémonial de son grand-père se rasant le matin, après avoir disposé son petit savon à barbe sur l'angle gauche du lavabo et son rasoir sur l'angle droit. Élevée au rang de placebo absolu, cette émanation végétale était la bière angulaire de ma brasserie idéale, l’amie de ma langue. Sans elle, point de salut. La seule idée de l’égarer me panique, à tel point que ce jour funeste où Rod l’avait subtilisée pour me faire une farce, j’ai cru que cette énième scène de ménage entre mon corps et mon âme était celle de la rupture. Des spasmes agitaient mes jambes et mes bras, dans un enchainement mi-anarchique, mi-coordonné. C’est la faim, me répétait-il pour me rassurer, mais il n’en menait pas large, car même la vue du pain meurtri qu'il avait soustrait toutes affaires cessantes de la trappe isotherme ne suffisait pas à calmer la crise. Il avait alors sorti sa botte secrète, une petite bouteille de chartreuse verte, et j'avais repris mes esprits en quelques minutes. Dans l'intervalle, il avait remisé le flacon en un lieu connu de lui seul.

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